METISSAGE

20/12/2017 15:00

Pourquoi le discours de Barack Obama à Philadelphie fait-il événement dans l’his­toire politique ? Au-delà du fait qu’un Noir, considéré comme tel selon les critères en usage dans son pays, est alors en chemin vers la magistrature suprême, ce discours témoigne de l’irruption sur la scène publique d’une nouvelle façon d’aborder les ques­tions raciales et religieuses ou, plus précisément, les relations entre races et entre reli­gions. Il n’est pas surprenant que Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant aient salué dans la candidature d’Obama un résultat emblématique et improbable de la créolisa­tion du monde, en écho à l’utopie portée depuis les années 1980 dans les Antilles fran­çaises par le mouvement de la Créolité (Glissant/Chamoiseau, 2000). Considérant la civilisation créole comme un laboratoire pour penser le monde à venir, refusant aussi bien l’assimilation que le retour aux seules racines africaines, le mouvement de la Créolité fait en effet l’apologie de la “diversalité” : il défend ainsi l’idée d’un destin commun à l’espèce humaine, en référence au concept européen d’universalité, mais aussi la sauvegarde d’identités particulières, capables de créer dans l’effervescence de leurs interactions une culture inventive en perpétuel mouvement (Bernabé/Chamoi­seau/Confiant, 1989). Jean-Claude Guillebaud (2008) s’inscrit dans une démarche voi­sine lorsqu’il reprend la question posée par Max Weber au début du 20ème siècle «À quel enchaînement de circonstances doit-on imputer l’apparition, dans la civilisation occi­dentale et uniquement dans celle-ci, de phénomènes culturels qui […] ont revêtu une signification et une valeur universelle ?» (Weber, 1904-1905 :3), avant de s’interroger sur l’avènement actuel d’une “modernité métisse” qui marquerait la fin de quatre siè­cles d’hégémonie occidentale tout en conservant l’ambition d’un universel “non exclu­sif”.

2En France, le thème du métissage s’est progressivement imposé dans l’espace pu­blic à travers une rhétorique abondante et fleurie, aux accents souvent prophétiques. Dès 1980, Edgar Morin écrit : «Le métis doit être l’homme de demain ; c’est l’homme qui peut fonder son identité directement sur la notion d’humanité» (Morin, 1980 :introduction). En 1983, à l’initiative d’Elie Wiesel, une “académie universelle” réunit des savants, des artistes et des écrivains, tels que Umberto Eco, Paul Ricœur ou Mario Vargas Lhosa, qui manifestent, dans une charte, leur «volonté de s’unir pour penser ensemble le XXIème siècle et en particulier le “métissage des civilisations” que sont déjà en train de créer les poussées migratoires, volontaires ou forcées, sur toute la planète» (Barret-Ducrocq, 2000).

3De fait, dans le sillage des colonisations et des migrations, l’apprentissage, plus souvent subi que choisi, de plusieurs mondes culturels et sociaux, est devenu une ex­périence de masse (Bureau/Mbia, 2002a). Et pourtant, le terme de métissage a toujours fait l’objet de réticences et de controverses. Nous évoquerons donc d’abord les pièges que renferment le mot et ses usages avant de préciser les enjeux : que s’agit-il au juste de penser et à quels niveaux ? Nous verrons qu’au niveau individuel, le métissage se présente d’abord comme expérience vécue de construction d’une identité narrative ; au niveau de la société civile, comme un processus de création collective qui permet de dépasser certains écueils du vivre ensemble ; au niveau politique, comme un projet de dépassement de l’opposition simpliste entre universalisme et culturalisme. Nous mon­trerons alors l’intérêt d’une théorie relationnelle de l’individuation pour lier ensemble ces trois niveaux d’analyse.

II. Le mot et ses pièges

4Les mots sont rarement innocents et les métaphores rendent possibles bien des dérives de la pensée. Aussi convient-il d’aborder le terme de métissage et ses usages avec la plus grande prudence. Si le dictionnaire définit le métissage comme une «action de croiser une race avec une autre», employer le mot à propos de langues, de cultures ou de milieux sociaux revient de fait à mobiliser une métaphore biologique. Pour Jacques Audinet, la résonance forte et ambivalente du mot tient précisément à ce qu’il évoque le corps, à travers le sexe et la race : il draine avec lui «de ces choses qu’entre gens de bonne compagnie on laissait de côté» (Audinet, 1999 :59). Jean Benoist (1996) va plus loin, en considérant que le métissage est en fait la pensée sociale de l’hybridation et que le mot introduit ainsi subrepticement l’opposition entre une pureté initiale et le mélange qui vient troubler cette pureté. Ce que souligne aussi l’anthropologue Jean-Loup Amselle, l’un des premiers pourtant à avoir utilisé le terme dans ses travaux : «Tout métissage renvoie à l’idée préalable que l’humanité est com­posée de lignées séparées qui, enfin, peut-être vont se trouver réunies. Derrière la théo­rie du métissage, il y a celle de la pureté des cultures» (Amselle, 2000 :50). Ainsi, l’idéologie du métissage ne nous permettrait pas de sortir des débats qui ont fait rage à partir du 19ème siècle sur les effets du croisement entre les races et sur le statut des métis, présupposant des “essences” distinctes qu’il pouvait être nocif de mélanger (Bonniol/Benoist, 1994). Roger Toumson n’hésite pas à dénoncer le «vieux mythe paternaliste du métissage» (Toumson, 1998 :20).

  • 2 I. Théry précise bien : «Définir deux classes de sexe par des attributs culturels ne permet en rien (...)

5On peut remarquer à cet égard, comme Irène Théry (2007) le fait à propos de la dif­férence de sexe, que le problème ne réside pas tant dans le passage du biologique au culturel que dans le fonctionnement de la logique ensembliste-identitaire2. Or, certains penseurs du métissage ont précisément tenté de s’en affranchir. Dans Le tiers-instruit, Michel Serres invitait ainsi à sortir de la logique du tiers exclu, établissant une équiva­lence entre métissage et apprentissage :

Toute pédagogie reprend l'engendrement et la naissance d'un enfant : né gaucher, il apprend à se servir de la main droite, demeure gaucher, renaît droitier, au confluent des deux sens ; né Gascon, il le reste et devient Fran­çais, en fait métissé : Français, il voyage et se fait Espagnol, Italien, Anglais ou Allemand ; s'il épouse et apprend leur culture et leur langue, le voici quarteron, octavon, âme et corps mêlés. Son esprit ressemble au man­teau nué d'Arlequin (Serres, 1991 :86).

6Et François Laplantine et Alexis Nouss (1997) se situent dans la filiation de Michel Serres lorsqu’ils recommandent de concevoir le métissage, non comme un mélange entre des essences pures, mais comme un processus de transformation, sans début ni fin, nourri de confrontations successives. De fait, le dépassement de la logique ensem­bliste-identitaire implique à la fois de renoncer au fantasme d’une pureté originelle et à la tentation récurrente d’essentialiser les cultures. Patrick Chamoiseau évoque d’ail­leurs en ces termes le passage, dans son parcours personnel, de la Négritude à la Créo­lité : «Je ne cherchais plus une pureté primordiale mais acceptai l’idée jusqu’alors in­soutenable : nous étions nés dans l’attentat colonial […] Nous ne relevions pas d’une virginité antécoloniale» (1997 :221).

7Une autre critique adressée à l’idéologie du métissage concerne sa dimension my­thologique, l’image irénique qu’elle véhicule au mépris de la réalité : «C’est donc bien parce que l’utopie du mélange des sangs et de la réunion des âmes ne s’est pas réalisée que le métissage demeure une “valeur-refuge” d’avenir, un mythe idéologique d’actua­lité» (Toumson, 1998 :25). L’auteur relève ainsi le contraste saisissant entre la violen­ce ininterrompue des antagonismes identitaires et la ferveur lyrique des appels au mé­tissage diffusés dans l’opinion. Et pourtant, nous rappelle-t-il : «Avec la question du métissage intervient le thème le plus grave de l’histoire de la conscience, celle de l’identité» (Ibid. :10). Ce qui est en cause ici, ce n’est pas tant le mot lui-même que la banalisation du discours et sa capacité à occulter les réalités tragiques qu’il recouvre.

8Ainsi, le terme “métissage” souffrirait d’une double tare : d’une part, il véhiculerait implicitement une conception essentialiste des différences ; d’autre part, il contribu­erait à entretenir un mythe, au risque du déni de la réalité. Conscients de ces pièges, certains auteurs ont préféré recourir à d’autres concepts, par exemple celui de créolisa­tion, sans que cette formulation n’ait à ce jour réussi à s’imposer en s’affranchissant de son origine régionale. Par-delà son ambiguïté fondamentale et les possibilités de déri­ves qu’il renferme, le terme garde sa force d’évocation. Nous proposons donc, à ce sta­de, de délaisser le débat sémantique qui présente l’intérêt de nous inciter à la vigilance, pour évaluer plus précisément quels sont les enjeux en présence. Faute de savoir le nommer de façon satisfaisante, que s’agit-il au juste de comprendre ?

III. De l’identité personnelle à la question politique : trois niveaux d’enjeux

9Le phénomène peut être décliné à trois niveaux distincts qu’il s’agit de penser en étroite interaction, même si chacun d’entre eux soulève des enjeux de natures différentes.

A. L’identité personnelle comme problème : de l’arbre banian au taudis de bidonville

10 «D’ordinaire, le sens commun enlève à chacun de nous le souci existentiel de son identité […] L’identité ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d’ana­lyse que là où elle ne va plus de soi», écrit Michael Pollak (1993 :152). C’est bien d’abord de cela qu’il s’agit : d’une multiplication de situations où la construction de l’identité personnelle ne va pas de soi. Peu importe que ce soit en raison du regard d’autrui ou par difficulté à donner une signification à sa propre expérience puisque l’identité résulte toujours d’une transaction entre soi et les autres. La profusion de tra­vaux sociologiques sur la question de l’identité dans la période récente reflète bien la constitution de l’identité personnelle comme problème.

  • 3 Cité par I. Théry, Le Monde, 9 nov. 2012, p.20.

11 «Répondre à la question qui, c’est raconter une histoire» nous dit Paul Ricoeur3 (1985). À cet égard, la notion d’identité narrative a permis un certain renouvellement du débat :

Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substan­tialiste […] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative (Ibid. :355).

12Si l’on s’inscrit dans cette perspective, la littérature fournit un matériau privilégié pour appréhender le problème de l’identité personnelle. Nous proposons ici d’opposer deux figures extrêmes d’expression littéraire d’une identité personnelle problémati­que : l’expérience harmonieuse d’une identité multiple (René Depestre) ; l’expérience tragique de l’angoisse de mort sociale (Shiva Naipaul).

13Le poète haïtien René Depestre relate ainsi de façon imagée la construction de son identité personnelle :

  • 4 Texte tiré d’une entrevue avec René Depestre réalisée le 24 septembre 1997 par Ghila Sroka et acces (...)

Il y a, en Asie du Sud-Est ‒ notamment à l'Île-Maurice et à la Réunion ‒ un arbre qui s'appelle le banian. Outre ses racines principales, il possède des racines aériennes qui retournent à la terre pour devenir un autre arbre. Une boucle perpétuelle entre ciel et terre. Je dis que j'ai une identité banian, c'est-à-dire démultipliante. Au fil des expériences, j'ai superposé en moi diverses cultures, sans pour autant perdre mes racines haïtiennes. Mes raci­nes sont itinérantes. Les gens croient connaître l'identité totale d'un homme par une seule de ses racines, c'est un leurre4.

14A contrario, Shiva Naipaul, né dans la colonie anglaise de Trinidad d’une famille originaire d’Inde, nous livre la face tragique de son expérience en décrivant le jeune homme qu’il était lors de son départ pour Oxford :

À dix-huit ans, j’étais fait de morceaux épars ramassés au hasard, partout et n’importe où. L’horrible image qui me vient à l’esprit est celle de taudis de bidonville construits à partir de tous les rebuts qui vous viennent sous la main (Naipaul, 1984 :48-49).

15Élevé dans la perpétuation de rites hindous dont personne ne lui expliquait la signi­fication, impuissant à donner sens aux expériences de son enfance et incertain de son identité dans le regard d’autrui, le jeune homme se sent condamné à se «réinventer chaque jour» (Bureau/Mbia, 2004 :112). Mais pour l’écrivain, cette expérience n’a rien de singulier. Le “cauchemar de la dissolution”, cette sorte d’angoisse de mort sociale qu’il observe aussi chez Tissa, un Cinghalais rencontré au cours d’un de ses voyages, est au contraire une expérience commune à ceux qui ont été, d’une façon ou d’une autre, “détribalisés” :

La terreur infuse que nous partageons tous, dans une certaine mesure lors­que nous nous trouvons face au néant, à l’informe, à l’invisible... le cau­chemar de la dissolution. On rencontre souvent cette situation, largement dissimulée, chez ceux qui ont été colonisés et, par extension, chez les détri­balisés. Avant tout, nous avons besoin d’exister à nos propres yeux, nous avons besoin d’avoir une idée assez lucide de ce que nous sommes et de qui nous sommes. (Si j’ai fait allusion aux colonisés, à cet égard, c’est seu­lement parce qu’ils sont chers à mon cœur. Je ne veux pas dire que nos anciens précepteurs sont à l’abri de ce fléau. S’ils l’avaient été, ils n’au­raient pas eu la tentation de se mettre en habit pour dîner en plein cœur de la jungle.) […] Notre monde est plein de gens comme Tissa. Son destin est le destin de notre époque (Naipaul, 1996 :158).

16Fait remarquable, comme en témoigne aussi la littérature, cette menace pèse à la fois sur les colonisés et sur les colonisateurs, sur les migrants et sur les sédentaires, les réunissant, d’une certaine façon, dans une peur de même nature (Bureau/Mbia, 2002b). Même si, comme le rappelle Zadie Smith, jeune auteure anglo-jamaïcaine, dans son premier roman Sourires de loup, l’ampleur des risques n’est en rien comparable :

L’immigrant ne peut que rire des peurs du nationaliste (l’envahissement, la contamination, les croisements de races) car ce ne sont là que broutilles, clopinettes, en comparaison des terreurs de l’immigrant : division, résor­ption, décomposition, disparition pure et simple (Smith, 2001 :327).

17Les romans permettent aussi de mettre en récit la douloureuse confrontation des identités ou, plus précisément, l’intrusion de stéréotypes identitaires dans la relation singulière, par exemple ce qui se passe lorsque la couleur de la peau s’interpose entre les membres d’un couple, comme le relate un personnage du roman de James Baldwin Un autre pays : «Jamais elle ne me laisse oublier que je suis blanc, jamais elle ne me laisse oublier qu’elle est noire. Et je m’en moque. Je m’en moque…» (Baldwin, 1996 :455). Ou lorsque des entités abstraites, essentialisées, s’invitent dans l’intimité conjugale. Dans son roman Agar, Albert Memmi raconte ainsi comment une dispute dégénère entre un juif tunisien et sa femme catholique alsacienne lorsque le rabbin refuse de les marier à la synagogue : chacun a vécu l’humiliation de son côté et quand la femme critique la malpropreté du rabbin, son mari rétorque par une déclaration de solidarité avec le Sud, sale et bruyant, contre le Nord, propre et ordonné : «cette absur­de cosmogonie qui nous empoisonnait […] je me persuadais enfin que le Nord, c’était elle et le Sud, c’était moi !» (Memmi, 2007 :146).

18Au niveau individuel, l’expérience du métissage se confond donc avec la construc­tion d’une identité plurielle, processus précaire tendu entre deux gouffres : le cauche­mar de la disparition d’une part, l’enfermement dans les stéréotypes d’autre part. Mais ce processus n’est pas le fruit du hasard : il dépend des supports collectifs qui permet­tent à chacun d’élaborer (ou non) une identité narrative. C’est donc à l’épaisseur de la société civile, pourvoyeuse de tels supports, que nous allons maintenant nous intéres­ser.

B. La question du métissage au sein de la société civile : l’exemple des cultures urbaines

19Au niveau de la société civile, la question du métissage est souvent abordée sur le thème du vivre-ensemble. Loin des affres du cauchemar de la dissolution, le monde associatif rivalise de propos enchantés sur l’enrichissement que nous apporte le partage des cultures. Ce qui n’empêche pas, dans l’opinion publique, les nombreuses interprétations de faits divers en termes de conflits interculturels ou même interethni­ques. Entre le constat tragique des antagonismes identitaires meurtriers et la mytholo­gie radieuse du vivre-ensemble, n’y a-t-il pas place pour tenter de décrire et de com­prendre des processus à l’œuvre au sein de la société civile, en particulier des proces­sus créateurs de formes et de significations nouvelles ? On l’a vu, le jeu des stéréoty­pes, comme les angoisses de mort sociale, hante les interactions, générant violence et exclusion. Pour autant, on observe aussi, au sein de la société civile, des dynamiques de création collective et de transformation culturelle qui suscitent de nouveaux imagi­naires et redéfinissent le sens même du devenir commun.

20Le concept d’acculturation a fait l’objet d’une définition précise dans le champ des sciences sociales dès 1936 aux USA :

  • 5 Définition proposée dans Herskovits M., Linton R., Redfield R., 1936, pp.149-152.

L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l’un ou des deux groupes5.

21Ce concept a le mérite d’induire un raisonnement en termes de processus, mais il ne permet pas de penser celui-ci comme un processus de création dans la mesure où il reste tributaire d’une conception essentialiste des modèles culturels. D’un autre côté, la sociologie interactionniste nous livre de nombreuses clés pour comprendre comment les protagonistes négocient leurs identités les uns par rapport aux autres ; en revanche, elle s’intéresse peu aux processus d’émergence de formes nouvelles qui procèdent de ces relations.

22Or, la revendication du métissage comme sens donné à un processus de création artistique offre un moyen de résistance à l’enfermement dans la représentation média­tique et institutionnelle des banlieues. Par exemple, une jeune fille, chanteuse dans un groupe polyphonique féminin, programmé à la fin des années 1990 aux Rencontres urbaines de la Villette après des années de pratique amateur dans une MJC, protestait ainsi :

  • 6 Témoignage cité dans Bureau M.-C, Mbia E., 2002a, p.5.

On nous dit toujours : vous représentez l’image des banlieues. Moi, je dis non, je n’aime pas qu’on me dise “représenter les banlieues”. Pourquoi est-ce qu’on représenterait des banlieues et pas des maisons, des villages ou des pâtés de maisons ? Ce qu’on représente nous, c’est le métissage qui, effectivement, se retrouve dans les banlieues. Mais représenter une ban­lieue, pour moi, ça ne veut rien dire6.

23L’exemple des cultures urbaines se révèle particulièrement intéressant pour mener la réflexion un peu plus loin. Si ce terme désigne une nébuleuse d’expressions artisti­ques développées depuis près d’une trentaine d’années dans les quartiers populaires des banlieues urbaines, les interrogations sur leur devenir sont particulièrement révéla­trices des ambiguïtés qui entourent la question du métissage. C’est le cas, par exemple, des transformations en France de la danse hip-hop. Originaire du Bronx, arrivé des États-Unis au début des années 1980, le hip-hop se présente d’emblée comme un mou­vement comprenant de façon indissociable des pratiques de rue musicales, poétiques, graphiques et dansées en même temps qu’un système de valeurs. Il offre, d’une certai­ne façon, à la jeunesse des quartiers populaires urbains la possibilité de donner une ré­ponse artistique à une expérience de domination sociale.

24Diffusée à ses débuts au moyen de clips, de vidéos et de l’imitation entre pairs, la danse hip-hop acquiert au début des années 1990 le soutien des milieux d’éducation populaire puis progressivement des ministères. Elle s’engage alors dans un mouve­ment de transformation d’elle-même en même temps qu’elle accède, au moins partiel­lement, à la consécration artistique, au point d’influencer durablement la danse con­temporaine (Shapiro, 2012). Or, au cours de ce processus, ne cessent de s’affronter les tenants d’un hip-hop pur et dur, basé sur la virtuosité des figures et l’importance don­née au message contestataire, aux tenants d’une approche artistique, adaptée à la repré­sentation scénique et liée à l’affirmation d’un projet de métissage culturel ouvert sur un idéal de communication universelle (Shapiro/Bureau, 2000).

25Une esthétique légitime du métissage est ainsi fabriquée en opposition aux logiques de ghettoïsation et de repli identitaire (Milliot, 2002). Or, la défense du hip-hop pur et dur correspond bien souvent à un refus de la “domestication” que suppose le formata­ge scénique ou constitue une réponse à des expériences d’aliénation, vécues par exem­ple lors de spectacles montés avec des chorégraphes contemporains : «Ce qu’ils ap­plaudissent, c’est quoi ? C’est le chorégraphe qui a réussi à faire danser des cas so­ciaux, c’est ça ?» s’exclame un breakeur qui a choisi de revenir à son propre langage. «Sur les chemins de la danse contemporaine, de nombreux danseurs se sont perdus» constate Virginie Milliot (2002 :21). Néanmoins, les voies restent multiples, si l’on en juge par la diversité des choix artistiques opérés : métissage avec la danse africaine, la capoeira ou le flamenco ou “subversion du dedans” par le détournement des codes de la danse contemporaine. Ce qui permet à Claudine Moïse de porter un jugement opti­miste sur le devenir de la danse hip-hop, en estimant qu’elle marquera de son emprein­te l’histoire de la danse contemporaine et produira de grands chorégraphes, au-delà des catégorisations de style (Moïse, 1999).

26On touche ici un point névralgique pour aborder la question du métissage au sein de la société civile : l’existence des rapports de domination qu’une idéologie militante du métissage tend à ignorer, ce qui lui permet d’interpréter en termes de repli identitaire des comportements qui se manifestent avant tout comme réaction à un risque d’aliéna­tion. Dans le cas de la danse, la relation entre chorégraphes contemporains et danseurs hip-hop recouvre d’abord un rapport entre classes sociales : la rhétorique du métissage ne doit pas empêcher de voir que le risque d’aliénation du hip-hop dans le contempo­rain résulte aussi et surtout de ce rapport inégal, même si les voies de détournement, de subversion et de bricolage sont innombrables. Le danseur hip-hop peut ainsi oscil­ler entre la figure du créateur capable de renouveler l’écriture contemporaine et celle du “cas social” que le chorégraphe parvient à faire danser. Il n’en reste pas moins que le mouvement hip-hop participe d’un processus de transformation culturelle de la so­ciété qui met à mal, à bien des égards, la vieille opposition entre universalisme et communautarisme.

C. La question du métissage en philosophie politique ou le débat sur le multiculturalisme

  • 7 Selon J. L. Amselle, la lecture des historiens Agustin Thierry et Guizot reprenant le schème de la (...)
  • 8 Voir Abbé Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs (1788), Stock (...)

27Au niveau politique, la question du métissage se pose en général sous la forme du débat sur le multiculturalisme que l’on présente parfois de façon réductrice comme une opposition entre universalisme français et communautarisme anglo-saxon. Pour Jean-Loup Amselle (1989), les choses ne sont pas si simples. Le multiculturalisme français trouve en fait ses racines dans le schème de la “guerre des deux races” entre les Francs, d’origine germanique, ancêtres de la noblesse et les Gallo-Romains, ancê­tres des roturiers7. La conception française de l’assimilation cohabite ainsi de fait avec une théorie pluriethnique du corps national, très présente dans l’historiographie fran­çaise depuis la Renaissance. Plus précisément, la position républicaine défendue au moment de la Révolution envisage une entreprise de régénération assimilatrice par la fusion des races : la régénération du peuple passe par son émancipation, par sa dispari­tion en tant que race et sa fusion dans le corps politique républicain. Au sortir de la Révolution, l’abbé Grégoire préconise ainsi de fondre les Juifs de France dans la so­ciété civile en faisant disparaître leurs communautés au profit de l’assimilation des in­dividus, même si ses écrits trahissent ses hésitations sur la ligne de partage à dresser entre domaine privé et domaine public8. C’est la première étape d’un processus qui se répétera à plusieurs reprises avec les vagues de migration successives, tandis que le tracé du partage entre privé et public fait l’objet de nombreuses renégociations et devient de fait le véritable enjeu du débat. Mais de tout temps, la République française a pratiqué des formes d’administration indirecte de secteurs entiers de la population.

28Au Canada, Charles Taylor (1992) défend le principe d’une reconnaissance égali­taire de ce qui est particulier à chacun. Sa conception du multiculturalisme se base sur la présomption que chaque culture a une valeur, ce qui ne garantit en rien un droit de valeur égale a priori, mais amène à se lancer dans l’étude de l’autre (Taylor, 1992). Cette conception ouverte apparaît très éloignée de la politique canadienne du multicul­turalisme telle qu’elle est dénoncée par Neil Bissoondath. Dans son pamphlet Le mar­ché aux illusions (1995), l’auteur fait un inventaire assez complet des dérives occa­sionnées par cette politique : simplification des cultures transformées en stéréotypes folkloriques insipides, tolérance vis-à-vis de pratiques comme l’excision, voire projet de systèmes judiciaires parallèles, police des mots, subordination de l’art à l’idéologie allant jusqu’à l’interdit d’exprimer artistiquement une expérience qui n’est pas la sien­ne, etc. L’auteur conclut :

Le multiculturalisme, avec tous ses festivals et ses célébrations, n’a rien fait pour nous aider à construire une idée réaliste et lucide de nos voisins. Reposant sur des stéréotypes garantissant que les groupes ethniques vont conserver leur caractère distinct dans une forme douce et insidieuse d’apartheid, le multiculturalisme n’a pas réussi à faire plus qu’à engager un pays déjà divisé sur le chemin d’une plus grande division sociale (Bissoondath, 1995 :102).

29Loin d’inviter à «se lancer dans l’étude de l’autre», le multiculturalisme critiqué par Bissoondath pousse jusqu’à la caricature une essentialisation des différences culturelles particulièrement mutilante.

  • 9 Discours prononcé par Barack Obama à Philadelphie le 18 mars 2008.

30Ce qu’Obama a introduit de nouveau dans le paysage politique mondial à travers ses discours, c’est une capacité à penser les relations entre les races et, d’une certaine façon, entre les classes sociales, sans renier ses propres appartenances, mais avec la faculté, offerte par son histoire, de se déplacer entre elles. Certes, à bien des égards, il s’inscrit dans la filiation de Martin Luther King en abordant frontalement la question raciale dans une perspective historique, au regard des promesses de la Constitution américaine. Mais pour la première fois dans un discours public, un homme politique trouve des ressources dans son expérience singulière pour envisager le dépassement de la question raciale : «C’est une histoire qui ne fait pas de moi le candidat le plus plau­sible. Mais c’est une histoire qui a gravé au plus profond de moi l’idée que cette nation est plus que la somme de ses parties»9. Pour la première fois, un homme politique affirme publiquement ‒ en réponse aux accusations lancées contre lui en raison de sa proximité avec un révérend particulièrement virulent dans ses prêches ‒ que l’on peut être à la fois en désaccord sur les idées et en même temps profondément solidaire avec les êtres qui les portent :

Je ne peux pas plus le renier que je ne peux renier la communauté noire, je ne peux pas plus le renier que je ne peux renier ma grand-mère blanche, une femme qui a fait tant de sacrifices pour moi, une femme qui m'aime plus que tout au monde, mais aussi une femme qui m’avouait sa peur des noirs qu’elle croisait dans la rue et que, plus d'une fois, j’ai entendu faire des remarques racistes qui m'ont répugné. Ces personnes sont une partie de moi (Ibid.).

31L’enracinement de ses convictions dans son histoire singulière comme la volonté de nommer ouvertement les différends et de les affronter au moyen de la mise en récit caractérisent de la même façon les discours prononcés au Caire, au Ghana ou devant la NAACP : l’identité, dans les discours d’Obama, est narrative et relationnelle.

IV. L’individuation psychique et collective : une théorie relationnelle pour penser ensemble ces trois niveaux ?

32Comme on l’a vu à plusieurs reprises, la première condition pour penser les trois niveaux que nous venons d’examiner consiste à s’affranchir de la pensée ensembliste-identitaire. S’intéressant à la construction de la différence des sexes, Irène Théry (2007) montre bien comment les philosophies du contrat social ont rendu possible la laïcisation de la société au prix du mythe fondateur de la démocratie laïque : le passage de l’état de nature à l’état de société par le contrat social. Elle voit dans ce mythe le point de départ d’une substantialisation des deux sexes et, plus généralement, de ce qu’elle appelle la “tentation ensembliste”. En nous rappelant que la sociologie s’est précisément construite sur une critique de la notion d’homme sauvage, elle nous invite alors à sortir d’une conception de l’égalité selon la logique identitaire pour envisager une conception de l’égalité selon la logique relationnelle. Cette voie est d’autant plus intéressante pour notre propos que la question de la différence de sexes s’apparente à bien des égards à la question de la différence de cultures et s’inscrit de la même façon dans des rapports inégalitaires :

L’autre conception de l’égalité est moins simple à exposer, car elle part de la conviction que le classement identitaire des êtres, essentialiste et subs­tantialiste, est très exactement ce qui a été produit et légué par le passé iné­galitaire ou hiérarchique dont on cherche à sortir, et qu’il faut donc com­battre ces assignations identitaires. C’est là l’égalité selon la logique rela­tionnelle (Théry, 2007 :244).

33Mais il nous faut encore adjoindre une deuxième condition. Pour Irène Théry, la caractéristique majeure d’une relation sociale humaine est d’être médiatisée par des significations communes. Or, penser ensemble les trois niveaux que nous avons distin­gués exige de concevoir la relation, non seulement comme médiatisée par des signifi­cations communes, mais aussi comme potentiellement créatrice de nouvelles significa­tions, candidates à leur tour à devenir des significations communes. Il nous faut appré­hender ce mouvement dialectique que Georg Simmel désigne comme “la tragédie de la culture” (1988), cette tension constante entre la culture constituée, faite de formes ob­jectivées qui ont échappé depuis longtemps à ceux qui ont contribué à les produire, et la culture en voie de constitution, faite d’expressions spontanées nées des relations que les individus entretiennent entre eux et dont les formes ne sont pas encore objectivées.

  • 10 Les paragraphes qui suivent reprennent quelques extraits du document de travail de Bureau M.-C., Mb (...)

34Nous allons tenter de montrer que la théorie de l’individuation de Gilbert Simondon (1989) répond à ces deux exigences : sortir de la pensée ensembliste-identitaire et con­cevoir la relation comme potentiellement créatrice de nouvelles significations10. Dans la philosophie de l’individuation de Gilbert Simondon, ni l’individu ni le collectif ne sont dotés d’une substance propre. L’être n’existe qu’en devenant, par des phases suc­cessives d’individuation qui sont autant de surgissements de forme. L’individuation psychique et collective est un processus biface qui consiste en deux individuations réciproques l’une par rapport à l’autre : l’une, intérieure à l’individu, produit l’être psychique ; l’autre, extérieure à l’individu, est à l’origine du collectif. On ne peut donc penser le groupe comme antérieur à l’individu, pas plus qu’on ne peut penser l’indivi­du comme antérieur au groupe : «le rapport de l’individu au groupe est toujours le même en son fondement : il repose sur l’individuation simultanée des êtres individuels et du groupe ; il est présence» (Simondon, 1989 :185-186).

35Chaque phase d’individuation, loin d’épuiser l’être, laisse une “réserve de devenir”, disponible pour des individuations futures. C’est bien parce qu’il est plus qu’individu, porteur aussi de cette réserve de devenir que le sujet est un être singulier, irréductible à une somme d’images sociales. Par conséquent, l’identité ne s’applique qu’à l’une des phases de l’être. Se constituant au fil de ces phases successives d’individuation, l’être apparaît alors comme une “multiplicité d’êtres uns” et il reste toujours, d’une certaine façon, “en excès sur lui-même”, en correspondance avec l’image du banian évoquée par René Depestre. On retrouve ici l’intuition de Georg Simmel selon laquelle les sociétés sont créées à partir d’êtres qui sont à la fois au-dedans et au-dehors d’elles. On notera aussi que l’idée du rôle central qu’il convient d’accorder au devenir des in­dividus pour comprendre le rapport de l’individu et de la société était déjà présente chez Norbert Elias :

Nous ne parvenons à une conception indiscutablement claire du rapport de l’individu et de la société qu’à partir du moment où l’on inclut dans la thé­orie de la société le processus d’individualisation, le devenir permanent des individus au sein de cette société (Elias, 1991 :62-63).

36Pour Gilbert Simondon, alors que la perception est un problème posé à l’individu, l’affectivité nous révèle au contraire que notre être n’est pas réductible à notre être in­dividué et nous fait éprouver à quel point nous sommes en excès sur nous-mêmes. L’angoisse désigne alors l’expérience que fait le sujet de cette tension en lui entre mondes perceptifs et monde affectif, individualité constituée et réserve de devenir. C’est un mode de résolution «catastrophique parce que solitaire» (Combes, 2000 :58). On peut songer ici à la terrible expérience décrite par Shiva Naipaul du “cauchemar de la dissolution”. Cela signifie que, pour l’auteur, il existe une autre expérience, non catastrophique, qui peut permettre au sujet de surmonter cette tension, et cette expé­rience passe nécessairement par la relation à d’autres êtres : c’est bien parce qu’il est à la fois individu et plus qu’individu que le sujet est un être tendu vers le collectif. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle relation. Gilbert Simondon opère en effet une dis­tinction fondamentale entre relation interindividuelle et relation transindividuelle. Dans la relation interindividuelle qui constitue l’ordinaire des échanges, le moi est sai­si comme personnage, somme d’images sociales : il s’agit d’un rapport fonctionnel plus que d’une véritable relation et ce rapport évite «l’acuité de la mise en question de soi par soi» (Simondon, 1989 :154). En revanche, la relation transindividuelle destitue le sujet de ses fonctions, de ses identités, elle le force à apercevoir ce qu’il y a en lui de plus qu’individuel et à s’engager dans l’épreuve, nécessairement solitaire, qu’appelle cette découverte. Elle met en jeu ce qui, dans l’être, est à la fois le plus intime et le plus commun. Pour l’auteur, la relation transindividuelle est constitutive de l’élabora­tion de l’individualité psychologique et de l’émergence du collectif ; c’est elle aussi qui permet au sujet de résoudre la tension entre perceptions et émotions. Elle se vit à la limite entre intériorité et extériorité et elle accroît le “corps social” du sujet, c'est-à-dire ce qui «prend naissance quand les forces d’avenir recelées par plusieurs individus vivants aboutissent à une structuration collective» (Ibid. :184).

37Cette théorie de l’individuation psychique et collective nous permet de comprendre le métissage comme bien autre chose qu’un mélange des cultures : comme une expé­rience potentiellement commune à tous, au sens où elle est constitutive de l’être, et en même temps une expérience extra-ordinaire, au sens où elle fait figure d’événement sur la toile de fond des relations interindividuelles. Le voyage, en tant qu’il suspend le cours des relations interindividuelles régulées par des identités, des rôles sociaux, des conventions, favorise ainsi le métissage, bien qu’il ne suffise pas à le provoquer.

38Comment penser l’apparente contradiction entre les discontinuités que le processus d’individuation opère dans la vie des individus, et le fait qu’il soit néanmoins à l’œu­vre dans chaque pensée nouvelle, chaque surgissement affectif ? La clé nous semble résider dans la prise en compte de différents “rythmes de devenir”. Le devenir d’un être peut en effet se dessiner progressivement au fil de petites individuations succes­sives comme il peut être marqué par de grands bouleversements. A contrario, la pour­suite de l’individuation peut être entravée par l’expérience de l’angoisse ou encore par l’impossibilité d’établir une relation autre que purement fonctionnelle ou instrumen­tale. Le contraste entre l’identité narrative de René Depestre et celle de Shiva Naipaul, l’une représentée sous la forme d’un arbre banian, l’autre sous la forme d’un taudis de bidonville, montre avec éloquence l’étendue de la disparité des trajectoires d’individu­ation, en particulier selon les possibilités offertes aux uns et aux autres de donner une signification aux expériences qu’ils vivent. Ce qui fait défaut au jeune Shiva Naipaul dans l’élaboration de son identité, c’est avant tout la transmission d’un récit capable de l’aider à déchiffrer ce monde multiculturel dans lequel il grandit.

39Pour Gilbert Simondon, l’émotion coïncide avec le mouvement même de constitu­tion du collectif. Aucun collectif ne peut donc être fondé uniquement sur le contrat. Dans la mesure où il fait advenir du collectif, le processus d’individuation est créateur de nouvelles significations : «il n’y a pas de différence entre découvrir une significa­tion et exister collectivement avec l’être par rapport auquel la signification est décou­verte» (Simondon, 1989 :199). Cela signifie qu’aucune information n’est significative sans l’existence d’un collectif et que réciproquement, toute signification nouvelle fait advenir du collectif. Ces significations ne meurent pas avec les individus à travers les­quels elles se sont constituées (Ibid. :207). Cette approche nous permet donc de penser les relations comme étant à la fois médiatisées par des significations communes et susceptibles, dans certains cas, d’en produire de nouvelles qui, telles les formes socia­les dont nous parle Georg Simmel, pourront échapper à ceux qui les ont produites et acquérir ainsi une existence objective au sein de la culture instituée. On peut alors considérer que l’expérience artistique en tant que telle, bien qu’elle s’inscrive toujours dans un cadre social, s’en détache dans une certaine mesure par sa faculté de suspen­dre momentanément le jeu social pour produire de nouvelles significations qui vien­dront, le cas échéant, enrichir le fonds commun objectivé de la culture commune. Là encore, les rythmes de devenir peuvent se révéler très variés : il est des périodes et des lieux où une forme culturelle se transmet au sein d’un environnement social stable et n’évolue que très lentement, des moments de création explosive, de surgissement de formes nouvelles, parfois en réponse à des situations de traumatisme collectif et aussi des phases où les formes culturelles dégénèrent, faute de pouvoir se renouveler et s’en­richir de nouvelles significations.

40La définition du collectif par Simondon, offre ainsi une perspective originale : ni ensemble de relations héritées de la tradition, ni résultat d’une adhésion raisonnée par des individus autonomes, le collectif se forme par la fabrication de significations par­tagées et reste tout entier tourné vers le futur, vers la promesse d’un destin commun. La contradiction, inscrite au cœur de notre héritage intellectuel, entre deux conceptions de l’individu, pensé de façon privilégiée comme un être autonome ou, au contraire, comme un être interdépendant, peut alors être dépassée par une élaboration de l’être en devenir : dans cette perspective, il devient possible d’échapper à l’alternative entre des liens communautaires, profonds et protecteurs, mais générateurs d’un contrôle social oppressant, et une liberté exaltante, mais factice, au sein d’une société anomique.

41Dans le domaine politique, il reste difficile à ce jour de tirer toutes les conséquen­ces d’une conception de l’égalité selon la logique relationnelle et d’une conception de l’identité comme identité narrative, en congruence avec une théorie de l’être en de­venir. Une relecture de l’histoire française au prisme de la créolisation ne manquerait certainement pas de saveur et permettrait peut-être de s’affranchir de certains schèmes fondateurs comme celui de la guerre des deux races. S’il apparaît dangereux d’ignorer, au nom du modèle républicain, que la religion est aussi un système de déchiffrement du monde et l’ethnie un langage articulé sur le social, la mise en récit de l’histoire des particularismes reste un précieux garde-fou contre les risques d’essentialisation des différences (Amselle, 1989). Dans cette perspective, l’avenir du vivre ensemble se joue aussi et, peut-être surtout, dans la mise en récit du passé comme dans la fabrica­tion de nouveaux imaginaires pour endiguer la force des stéréotypes et contenir les an­goisses de mort sociale. Malgré les risques d’instrumentalisation auxquelles elles sont soumises, les formes d’expression culturelle et artistique nées dans les plis de nos ter­ritoires urbains métissés en fournissent un témoignage éloquent.

Marie-Christine Bureau